L'héritage de la petite guerre

(à propos du livre La petite guerre au xviiie siècle, Paris, Economica, 2010)

 

Par le colonel EMG Ludovic Monnerat (armée suisse)

Alors que la grande guerre a perdu sa légitimité et sa raison d'être pour s'être transformée, à l'apogée de l'ère industrielle, en une litanie de massacres mécaniques et impersonnels, faut-il s'étonner que la petite guerre – sous l'appellation contemporaine de conflits de basse intensité – suscite un renouveau d'intérêt ?

Des parallèles entre le règne de Louis XV et notre époque peuvent aisément être tirés sous l'angle de la forme et du déroulement des conflits armés ; mais il faudrait pour cela simplifier et gauchir des réalités fondamentalement différentes. La guerre limitée d'alors procédait avant tout des carences capacitaires de l'outil militaire et des conceptions propres aux dirigeants de ce temps ; la guerre limitée d'aujourd'hui découle essentiellement de la dilution des pouvoirs, de la diversification des acteurs belligérants et de la démultiplication des espaces conflictuels.

En revanche, le recours à la petite guerre dans le cadre d'une campagne, telle la manœuvre de la Mehaigne, montre bien que l'impossibilité de l'approche directe, quelles qu'en soient les raisons, mène nécessairement à l'essor de l'approche indirecte, d'une autre manière de combattre. Et, partant, à l'importance accrue des hommes et des unités capables de la pratiquer, dont les qualités comme les caractéristiques restent les mêmes, indépendamment des époques, des armes, des régimes ou des cultures. L'évolution de la guerre ne cesse de souligner la constance de l'homme.

Les qualités de l'officier partisan décrites par les théoriciens de la petite guerre au xviiie siècle sont ainsi similaires à celles que l'on attend d'un officier conduisant un détachement de forces spéciales au xxie siècle. De même, la priorité donnée à l'individu par rapport à la masse, c'est-à-dire à la qualité par rapport à la quantité, a toujours formé l'une des conditions essentielles pour la génération comme pour l'emploi des forces spéciales. L'importance d'un recrutement large et diversifié, dans le but de multiplier les compétences – linguistiques ou autres – au sein d'un détachement donné, reste également une constante.

A l'évidence, les opérations spéciales de notre ère descendent en ligne directe des actions plus ou moins préparées visant à obtenir des renseignements dans la profondeur du dispositif ennemi, à interrompre les lignes de communication ou à s'emparer d'une place forte dont la conquête « à la régulière » aurait coûté bien plus d'hommes et de temps, si tant est qu'elle eût été possible. Le caractère déterminant de la surprise, l'importance du maintien du secret, la légèreté maximale des équipements ou encore la capacité à franchir tous les obstacles : rien de tout cela n'est périmé.

Cette filiation est également perceptible dans le domaine pourtant changeant des tactiques et des armements. La mobilité et la flexibilité attendues jadis du dragon, capable de combattre à terre comme à cheval, se retrouvent dans les véhicules tout terrain équipant aujourd'hui les forces spéciales agissant dans la profondeur. La quête d'une source de feu mobile, illustrée par les canons à la suédoise, a trouvé son aboutissement dans le mortier léger, capable de couvrir les flancs d'un commando ou de protéger son repli. Même le pétard trouve son pendant dans les charges explosives spéciales, promptement posées et mises à feu sur les portes à ouvrir de force !

Les débats sur la chose militaire, de même, ne semblent guère différents : l'opposition entre troupes légères et pesantes décrite au cours de cet ouvrage, à l'instar de celle qui caractérise de nos jours les forces conventionnelles et non conventionnelles, prend le même tour passionné et absolu. L'affirmation selon laquelle les formations de ligne sont capables de faire la petite guerre, et donc la négation d'approches différentes ayant des besoins également différents en matière de personnel, de doctrine ou d'équipements, trouve encore un écho dans les états-majors.

La perception de troupes et d'hommes prenant plus de risques que les autres, enfin, est tout aussi riche en parallèles. Parce que le fait d'opérer sur les arrières de l'ennemi fait courir des dangers majeurs, pour les formations engagées comme pour leurs cibles potentielles, l'impact psychologique et la renommée publique de ces formations sont forcément multipliés. Dans une acception positive, qui amène à souligner les qualités nécessaires pour mener de telles actions, mais aussi dans un sens négatif, lorsque les usages et coutumes de la guerre ne peuvent être entièrement respectés.

Ce dernier aspect, qui aborde ce que le langage militaire actuel désigne par « effets non cinétiques », montre également la limite des parallèles pouvant être tirés à 250 ans d'intervalle. Les troupes légères étaient formées au gré des besoins du champ de bataille, ou de ceux du théâtre des opérations, et donc souvent dissoutes au terme du conflit ; une pratique qui subsistera jusqu'au milieu du xxe siècle au sein des armées occidentales. Les forces spéciales sont au contraire de nos jours un outil stratégique employé avant, pendant comme après un conflit armé ; à de rares exceptions près, leur existence n'est plus remise en question.

L'héritage de la petite guerre dépasse cependant l'horizon des forces les plus capables de la pratiquer. La montée aux extrêmes des conflits mondiaux du siècle dernier a en effet disqualifié la grande guerre, et donc généralisé la petite guerre comme son pendant populaire, la guérilla. A une époque où des communautés – et non plus des nations clairement délimitées – entrent en conflit, les armées ne sont plus les maîtres de la guerre, mais elles détiennent les clefs de la paix en maîtrisant la violence et ses effets ; et ceux-ci doivent s'appliquer à toutes les facettes des sociétés concernées.

La guerre moderne est donc avant tout une petite guerre ; il est tout aussi vain de chercher aujourd'hui la décision dans une opération militaire ponctuelle qu'au xviiie siècle dans une bataille ou un siège. Les actions d'usure affectant les capacités, la volonté, mais aussi la légitimité ou le savoir d'un acteur belligérant sont désormais la règle. Quelles que soient les forces ou le dispositif en place, il existe toujours une possibilité de les contourner, de les prendre à contre-pied, d'agir sur un terrain – matériel ou immatériel – non occupé, mal défendu, incompris ou même inconnu.

La petite guerre est moderne, mais elle ne se décline plus seulement à coups d'épingle. D'une part, les coups d'épingle ne suffisent pas et doivent s'accompagner de coups de pouce, parce que la conquête des populations n'est pas celle des espaces et exige une approche aussi large que les besoins et attentes d'une communauté. D'autre part, les coups d'épingle peuvent parfois être de véritables coups de poignard au cœur de la cible, et ainsi viser des effets stratégiques, liés au centre de gravité adverse ; ce qui, in fine, esquisse la transition de la petite guerre à la grande.

Le renversement est dès lors saisissant : on ne peut plus affirmer aujourd'hui que les troupes de ligne sont également capables de pratiquer la petite guerre ; elles doivent l'être impérativement et en premier lieu, ne serait-ce que de façon défensive, sous peine de ne plus justifier leur existence et d'être rayées de ce que l'on nomme encore – paradoxe piquant – les ordres de bataille. Pour ce faire, leur puissance destructrice a été substantiellement disciplinée et amenuisée, à la mesure de missions dites de stabilisation, au point que le doute s'installe quant à leur aptitude aux futurs et hypothétiques conflits de haute intensité.

Ce sont au contraire les troupes légères de notre temps qui sont multifonctionnelles, parce qu'elles ont su préserver l'acceptabilité de leur capacité de combat grâce à des modes opératoires axés sur la précision, sur la discrétion, sur l'économie des forces et sur la flexibilité d'emploi. Du coup, les forces spéciales sont régulièrement sur-employées, y compris dans des tâches relevant des troupes conventionnelles, parce qu'elles apparaissent les plus aptes à la guerre et aux risques que celle-ci implique. Ou comment l'on passe d'un déséquilibre à l'autre, faute d'une vision large, pragmatique et historique.

Voici 20 ans que les armées occidentales redécouvrent et réapprennent dans la douleur les paradigmes de la petite guerre, en affublant d'appellations nouvelles ce qui a toujours été le mode mineur – au sens harmonique du terme – de l'affrontement armé. Les théoriciens et les praticiens du xviiie siècle nous ont légué un héritage qu'il vaut la peine de se réapproprier.

 

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