VI. Le démantèlement de l'ensemble mémoriel,
entre ignorance, mesquinerie et scandale

La place du Commando était devenue au fil des décennies un ensemble mémoriel cohérent, centré autour du monument du Commando inauguré en 1947, puis complété par le canon du Campbeltown dans les années 70, par le monument du Lancastria en 1988, et enfin par les bancs offerts par la St. Nazaire Society en 2000. Situé au bout de la place, près de la plage, cet ensemble offrait une perspective sur la mer et sur l'estuaire de la Loire, là où sont passés les commandos et marins britanniques, le 28 mars 1942, pour leur raid visant la base navale occupée par les Allemands.

Le démantèlement de cet ensemble solennel, symbolisant les sacrifices de l'Histoire, pour permettre la construction de bars et de restaurants, est en soi une mesquinerie de premier ordre. Les emplacements possibles à Saint-Nazaire pour de telles activités récréatives ne manquent pas. Mais le fait d'avoir séparé ces symboles les uns des autres, en dégradant deux supports et en les plaçant à des endroits hautement contestables, témoigne aussi d'une ignorance flagrante et d'un désintérêt profond pour le passé tragique et significatif de la ville.

L'ensemble mémoriel de la place du Commando jusqu'en 2017 (photo satellite : Mappy)

Tous les monuments étaient alors rassemblés au bout de la place, près de la plage (photo satellite : Mappy)

La décision des autorités municipales de déplacer les monuments mémoriels, et notamment le menhir érigé pour rappeler le sacrifice des raiders britanniques au motif qu'il aurait bouché la vue sur la mer, alors que la place du Commando fait quelque 80 mètres de large, est bien entendu absurde. Il aurait été tout à fait possible de transformer la place du Commando et de développer son rôle économique sans toucher aux monuments, et au contraire en les intégrant par une rénovation éclairée et respectueuse des constructions existantes. 

Une ville consciente de la richesse de son passé récent et désireuse de le mettre en valeur aurait même pu concevoir l'idée d'un parcours historique, en établissant un lien didactique entre les monuments de la place du Commando et le monument américain détruit par l'occupant, la base sous-marine allemande ou encore la forme-écluse Joubert, et en décrivant mieux certains événements moins connus, comme l'évasion du cuirassé Jean Bart devant l'avancée des troupes allemandes en juin 1940. Simplement parce que l'importance de Saint-Nazaire à l'époque était liée, comme aujourd'hui, à son chantier naval.

La municipalité n'a pas seulement démantelé l'ensemble mémoriel de la place du Commando, toutefois ; elle a également décidé de séparer les monuments les uns des autres. Le menhir consacré à l'opération Chariot avec ses 2 stèles a été exilé près du Vieux Môle, loin du lieu de passage où il sera resté pendant 70 ans. Le canon du Campbeltown a été repoussé encore plus loin, là aussi loin de tout lieu de passage, au sommet de la plateforme panoramique qui surplombe la base navale, avec l'un des bancs offerts par la St. Nazaire Society. Seul le mémorial du Lancastria est resté au même emplacement, mais il a été fortement diminué.

Cet éparpillement en quelques semaines de symboles forts, rassemblés patiemment au long de quatre décennies, est bien sûr éminemment regrettable sur le plan de la mémoire et du sens de l'histoire. Mais il n'est pas non plus justifié par des raisons contemporaines, tel que le manque de place, ou même le rapprochement avec d'autres symboles historiques. Il est même marqué par des choix pour le moins discutables.

L'ensemble mémoriel aujourd'hui dispersé en trois endroits différents (photo satellite : Mappy)

Le monument du Commando à son nouvel emplacement, au Vieux Môle, en 2017 (photo : Lutz Pietschker)

Le menhir et ses 2 stèles sont restés intacts, suite à leur déplacement près du Vieux Môle, qui n'a pas été une mince affaire. C'est donc en ce lieu que se sont déroulées depuis 2017 les cérémonies commémoratives annuelles de l'opération, et non plus sur la place du Commando, avec ses parterres fleuris et la verdure qui entouraient l'ensemble mémoriel, qui donnaient un aspect riant et changeant au fil des saisons, et qui généraient aussi un entretien constant.

Le choix de ce nouvel emplacement peut trouver un semblant de justification historique, puisque l'incapacité des Britanniques à s'emparer du Vieux Môle et à neutraliser les positions de feu allemandes qui s'y trouvaient a entraîné de nombreuses pertes. Mais dans ce cas, il aurait également fallu laisser le canon du Campbeltown près du menhir, car le sacrifice des vedettes en bois autour du Vieux Môle a été pour beaucoup dans le succès de l'action principale de l'opération, avec l'emploi du vieux navire comme bélier et charge explosive à retardement.


Le canon de 12 livres du Campbeltown a perdu dans l'aventure son socle de granit, sobre et digne, pour un socle de béton peu engageant. Mais le pire n'est pas là : les autorités nazairiennes n'ont rien trouvé de mieux que de placer ce canon sur le toit de l'écluse fortifiée construite par les Allemands entre 1943 et 1944, c'est-à-dire à l'entrée de la base sous-marine, et à côté d'une coupole bétonnée ayant abrité un nid de mitrailleuses ! 

Le dernier vestige du Campbeltown pointe donc désormais sur  l'estuaire de la Loire, au sommet d'un bâtiment conçu pour protéger les U-Boote lors de leur entrée et de leur sortie de la base, exactement comme le faisaient les canons de l'artillerie côtière allemande que les commandos et les marins ont dû affronter lors de l'opération ! 

Avant : le canon sur son socle de granit, près du front de mer et de la plage, en 2015 (photo : Wikimedia)

Après : le canon sur un socle de béton, au sommet de l'écluse fortifiée, en 2017 (photo : Lutz Pietzscher)

Le toit de l'écluse fortifiée construite par les Allemands pour protéger les U-Boote abrite désormais... le canon du Campbeltown (photo : Vestiges de guerre) 

On reste confondu devant tant d'ignorance, qui aboutit à un contre-sens historique scandaleux. Placer le symbole poignant du sacrifice des Britanniques sur un bunker construit par les Allemands pour protéger leurs sous-marins témoigne d'un mépris pur et simple pour l'Histoire. Le fait que l'écluse abrite aujourd'hui le sous-marin français Espadon n'y change rien.

Et que dire alors du banc offert par la St. Nazaire Society pour se souvenir des courageux Français qui ont aidé les commandos blessés et traqués lors du raid ? Il offre à présent la même vue qu'avaient les soldats de la Kriegsmarine durant les derniers mois de la guerre, loin des maisons habitées par ces Français qui ont subi la rage de l'occupant.  

Malgré la retenue dont ils font preuve vis-à-vis des autorités nazairiennes, les descendants des auteurs de l'opération Chariot rassemblés au sein de la St. Nazaire Society ont regretté cette séparation de symboles mémoriels. Le canon aurait dû rester près du menhir, bien entendu. Aucune raison ne justifie la séparation qui a été faite. Et il n'aurait jamais dû être associé à un ouvrage militaire de l'ennemi allemand.


Le mémorial du Lancastria, enfin, a été fortement dégradé par le démantèlement des symboles historiques de la place du Commando. Il est resté sur la place, isolément, mais il a perdu son socle de granit majestueux, qui inspirait le respect, pour être tout bonnement posé sur de petits supports métalliques.

La tragédie épouvantable de ce paquebot réquisitionné pour le transport de troupes avait pourtant un lien avec l'opération Chariot : Saint-Nazaire fut l'une des dernières villes évacuées par les militaires britanniques en France, en 1940, et la première ville foulée par ces mêmes militaires britanniques lorsque revint le temps de l'offensive. La séparation de ce mémorial et sa réduction à une simple plaque près du sol résument la mesquinerie des autorités locales et leur ignorance assumée, pour ne pas dire revendiquée, du passé de la ville.

Avant : le mémorial du Lancastria sur son socle de granit (photo : Jacques Delmarle)

Après : le mémorial du Lancastria posé près du sol (photo : Pastyme)

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