III. Saint-Nazaire, année 2017 : transformation en profondeur de la place du Commando, au profit d’intérêts commerciaux

1. Une rapide comparaison : AVANT et APRES les travaux

(Photo : Eklablog / Gardien du passé - en avril 2014)

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Avant la transformation de la place :

  • de la verdure, des fleurs, entretenues ;
  • de grands arbres, à l’ombre bienvenue l’été ;
  • des bancs accueillants, de la sérénité ;
  • l'Histoire, la mémoire, la dignité.

(Photo : Presse Océan - le 11 septembre 2018)

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Après la transformation de la place :

  • le maître-mot : « minéraliser » la place ;
  • aucun arbre pour fournir de l'ombre sur le remblai ;
  • des bancs inesthétiques et malpratiques ;
  • le nouvel esprit : les pieds sur les bancs (merci pour les suivants).
Galerie de photographies commentées sur le chantier de la place en avril 2017 : voir ICI
2. Retour sur un projet plusieurs fois modifié

Le démantèlement systématique de la place du Commando est l'aboutissement d'un projet préparé depuis plusieurs années par la municipalité de Saint-Nazaire. Les intérêts commerciaux et politiques ont malheureusement pris le pas sur le devoir de mémoire. Retour sur une transformation menée tambour battant ces dernières années.

La place du Commando jusqu’en 2015 : une structure équilibrée, dans l’esprit de la Reconstruction

Il vaut la peine de rappeler que la place du Commando, avant qu'elle devienne le fer de lance de la modernisation à marche forcée de Saint-Nazaire, avait un aménagement à la fois simple et logique (voir ci-contre) : un espace mémoriel sur le remblai, là où passent les promeneurs à pied, un espace vert avec des bancs de l'autre côté de la chaussée, et un espace dédié au parking, permettant de garer sa voiture facilement pour venir se promener sur le front de mer.

Il s'agissait d'une structure équilibrée, dans l'esprit de la reconstruction de la ville après les destructions de la Seconde guerre mondiale. Les souvenirs de ce conflit et des drames que la ville a connus étaient bien en vue, sur le front de mer, formant un ensemble mémoriel cohérent. L'espace était arboré et offrait une ombre bienvenue aux nombreux promeneurs qui, à la belle saison, marchaient sur le ramblai et s'arrêtaient sur les bancs. Enfin, la ville accordait alors aux voitures une place importante, là aussi dans un esprit favorisant la liberté de circuler et offrant des facilités suffisantes pour se garer.

Une modernisation de la place du Commando, afin d'en augmenter l'attractivité, aurait été possible sans procéder à sa destruction complète, et notamment sans exclure les monuments de l'opération Chariot, ou encore sans éliminer la plupart des arbres.

La répartition de l'espace sur l'ancienne place du Commando (image satellitaire : Mappy.fr)

C'est même le contraire qui aurait pu être privilégié : mettre en évidence l'aspect historique unique de la ville en construisant un bar ou une brasserie inspiré de ce grand raid. N'aurait-on pas attiré de nombreux visiteurs britanniques en créant un « bar du Commando » qui servirait des boissons uniques (comme un cocktail explosif nommé... le Campbeltown !) et qui proposerait un coin d'objets souvenirs sur le thème de l'opération Chariot, comme un porte-clef en forme de menhir ? N'aurait-on pas élargi cet attrait en ajoutant, dans un esprit à la fois de commémoration et de réconciliation, des boissons à même de plaire à des visiteurs allemands ?

L'histoire de Saint-Nazaire durant la Seconde guerre mondiale est une richesse qui aurait pu être exploitée pleinement dans un projet à la fois respectueux du passé et ouvert à la nouveauté. Il n'y a pas que l'opération Chariot qui donne à la ville son caractère ; le drame épouvantable du Lancastria, en 1940, a pour contrepoint l'évasion spectaculaire du cuirassé Jean Bart, un exploit remarquable qui mérite d'être davantage connu. La base sous-marine inexpugnable et la poche formée autour de la ville viennent compléter le tout, et montrent que Saint-Nazaire présente un intérêt majeur du point de vue britannique bien sûr, mais aussi français et allemand. Le tourisme historique est un potentiel que de nombreux sites exploitent avec succès, en créant les infrastructures et les produits qui appuient la démarche.

Les autorités nazairiennes ont, hélas, choisi la voie de l'amnésie. La presse quotidienne locale a révélé que la majorité des visiteurs de la place de Commando ignorent complètement d'où l'endroit tire son nom. Pendant des décennies, les Nazairiens avaient conscience du fait que cette place et ses monuments symboliques conservaient le souvenir d'une opération à haut risque menée par les commandos britanniques. La plaque commémorative fixée sur le menhir et la liste des morts incarnaient cet épisode héroïque. Avec la disparition inéluctable des témoins du raid, la mémoire collective avait besoin de symboles pour la préserver. Ces symboles sont aujourd'hui dispersés, remisés, passés sous silence, et bientôt oubliés.

Le projet initial de bétonnage de la place du Commando

C'est en 2015 que le voile a été levé sur la future transformation de la place du Commando. Ce projet s'inscrivait alors dans le cadre de la troisième tranche des travaux opérés sur le front de mer, travaux entamés à partir de 2005, et qui ont abouti à bétonner ce lieu de promenade et à y abattre de nombreux arbres. Concernant la place du Commando, l'objectif affiché consistait à y créer "un lieu de détente, de rencontre et de farniente" ; sans aucun lien, donc, avec la vocation mémorielle du lieu.

Cependant, dans le projet initial, le monument commémoratif de l'opération Chariot (28 mars 1942), le fameux menhir érigé en 1947, devait rester sur la place du Commando ; il était bien en vue sur les images de synthèse diffusées auprès du public par la municipalité (voir ci-contre). Il ne s'agissait donc pas d'une remise en question totale.

Le projet initial pour la nouvelle place du Commando préservait le menhir mémoriel, que l'on voit à la gauche de l'image (photo : Ville de Saint-Nazaire)

Les travaux de préparation ont commencé en octobre 2015. L’aménagement du front de mer existant jusque-là a été détruit, les surfaces fleuries dévastées et aplanies, les arbres abattus. Rien ne devait s'opposer à la création d'une vaste surface bétonnée, "minérale", condition apparemment indispensable pour la détente et la rencontre, alors que la place du Commando dans son ancienne configuration était déjà un lieu de passage et de promenade apprécié des Nazairiens depuis plusieurs générations.


Le menhir commémoratif gênerait finalement la vue sur la mer…

En décembre 2016, la version finale du projet de transformation a été rendue publique. Surprise : deux bâtiments commerciaux supplémentaires ont été annoncés, prévus pour être construits dans la pinède. Toutefois, la dimension commémorative de la place devait être préservée. Les autorités municipales écrivaient sur leur site Internet : "les monuments aux morts [seront] légèrement déplacés pour être regroupés au même endroit et permettre la tenue des cérémonies commémoratives" (voir ci-contre). Mais ces monuments étaient déjà regroupés auparavant en un ensemble cohérent, propice aux cérémonies. Pourquoi donc ce projet de déplacement de l’ensemble commémoratif dans un coin de la place ? Comme on l’a appris par la presse quotidienne régionale, c'est parce qu'il aurait gêné la vue sur la mer que le menhir devait être déplacé !

Le projet de la place du Commando rendu public en décembre 2016, avec le menhir déplacé, et 2 restaurants supplémentaires (photo : Ville de Saint-Nazaire)

Plusieurs habitants ont tenté de s'opposer à cette nouvelle version du projet, au début de l'année 2017, notamment parce que leur vue serait bouchée par la construction des restaurants nouvellement prévus. Cette réaction a suscité la colère du maire, car la transformation de la place du Commando devait changer l'image de la ville et la hisser au rang « d'une cité balnéaire, agréable à vivre et à visiter». Comme le projet de transformation aurait pu être retardé de deux à trois ans, l'équipe municipale a finalement choisi de traiter avec les habitants, malgré sa volonté initiale de ne rien changer au projet. Un accord a été trouvé avec la dizaine de riverains qui s'étaient manifestés, et qui ont renoncé à contester le permis de construire, en échange d'une diminution en hauteur d'un restaurant et de sa rotation d'un quart de tour.


Elimination des deux monuments commémoratifs de Chariot

Les autorités de Saint-Nazaire ont procédé en parallèle à une autre modification du projet, bien plus importante, sans aucune concertation et dans une grande discrétion : elles ont décidé de démanteler l'ensemble des monuments commémoratifs de l'opération Chariot et de les disperser, et ainsi de dénaturer le sens même de la place du Commando. Le souvenir de l'Histoire n'a pas pesé lourd face aux intérêts commerciaux et face aux positions idéologiques.

Le déplacement d'un monument aux morts n'est pas une chose anodine. Au pied du menhir se trouvait la liste nominative des Britanniques et des Français tués durant l'opération, preuve de l'ancrage local comme international du souvenir. C'est certainement en vue d'éviter toute discussion que les autorités municipales, entre février et mars 2017, ont effacé le menhir des images de synthèse décrivant le projet (voir ci-contre) 

Le projet final de la place du Commando - l'image de synthèse est la même, mis à part le fait que le menhir à disparu ! (photo : Ville de Saint-Nazaire)

Toutefois, dès qu'il a été connu, ce déplacement des monuments a choqué et déçu de nombreux Nazairiens comme de nombreux Britanniques. Lors d’un échange de courriels que nous avons eu en février 2018 avec Nick Beattie, le président de la St. Nazaire Society, association britannique qui perpétue le souvenir de l’opération Chariot outre-Manche, il est apparu que bien des membres de la St. Nazaire Society ont déploré le déplacement des monuments, pour les mêmes raisons que celles exprimées par nos soins. On lit sur le site de la St. Nazaire Society qu’il est dommage que le canon ait été séparé du menhir : « Here it [the Monument du Commando] now stands, approximately on the site of the Old Pilotage: but, sadly, without the close and evocative presence of HMS Campbeltown's forward gun. » Malgré cela, les dirigeants de la St. Nazaire Society ont décidé d’apporter leur soutien à la municipalité de Saint-Nazaire, en soulignant qu'ils n'avaient aucune responsabilité en la matière.

Ce déplacement a en effet été mené de manière précipitée, sans associer des partenaires externes tels que la St. Nazaire Society, qui a pourtant offert deux bancs à la ville. C'est le 21 mars 2017, une semaine avant la cérémonie commémorant les 75 ans de l'opération Chariot, que le menhir a été retiré de la place du Commando pour être transféré à l'écart, près du Vieux Môle. C'est également le 21 mars 2017 que le canon du Campbeltown a été placé de manière séparée sur la terrasse panoramique de l'écluse fortifiée protégeant l'entrée de l'ancienne base sous-marine allemande. Ce démantèlement n'a donc pas fait l'objet d'une démarche de consultation ou de concertation, mais a été concrétisé en l'espace de deux mois.

Le déplacement du menhir, le 21 mars 2017 (photo : Ouest-France)

Une telle précipitation suscite évidemment des interrogations. De toute évidence, il fallait placer le public et les visiteurs devant le fait accompli, afin de ne laisser aucune possibilité de contester l'éparpillement des monuments commémoratifs. Le déplacement du canon avait été annoncé depuis 2016, mais le menhir était censé rester place du Commando, avec le mémorial du Lancastria. Il est donc possible de conclure que la présence du monuments aux morts de l'opération Chariot, avec les noms de tous les commandos britanniques tués à cette occasion, n'était plus souhaitée sur la place qui porte malgré tout leur nom. D'où la discrétion et la précipitation de cette dispersion.

Le changement de lieu a d'ailleurs été si rapide que le site Internet de Saint-Nazaire Tourisme n'a pas entièrement eu le temps de suivre : le 27 mars 2017, à la veille de la cérémonie, la page en anglais consacrée à l'opération Chariot montrait une photo du menhir à son nouvel emplacement, alors que la page en français montrait encore le menhir à la place du Commando (voir ci-dessous).

Le site Saint-Nazaire Tourisme le 27 mars 2017, avec le nouvel emplacement du menhir sur la page en anglais (cliquer sur la photo pour l'agrandir).

Le site Saint-Nazaire Tourisme le 27 mars 2017, avec le nouvel emplacement du menhir sur la page en français (cliquer sur la photo pour l'agrandir).

Le 28 mars 2017, de façon inédite donc, la cérémonie de commémoration de l’opération Chariot n’a pas eu lieu Place du Commando, mais là où venait d’être déplacé le menhir, en bordure de mer mais à l’écart dans la ville, dans un lieu plutôt inhospitalier, vers le port ; un lieu qui n’est habituellement pas un lieu de passage des Nazairiens. Cette cérémonie a ainsi souligné la fin d'une époque, la fin d'un lieu de mémoire, avec l'ensemble des monuments commémoratifs donnant tout son sens à cette place.


Pétition de Nazairiens pour le maintien d’une zone de nature verdoyante

Cette transformation radicale a suscité des contestations également pour des motifs écologiques : en avril 2017, une cinquantaine d'habitants condamnant la construction des restaurants sur le rivage ont demandé la protection d'un espace dédié aux pique-niques et aux loisirs. Une pétition en ligne a été lancée, et a récolté un peu plus de 700 signatures ; elle demandait au maire de préserver le front de mer, de renoncer à la construction de « deux autres bâtiments commerciaux défigurant le rivage », en expliquant que l'offre de restaurants et bars du projet initial était déjà suffisante (voir ci-contre). Cette pétition n'a pas eu le moindre impact sur le projet, qui s'est poursuivi sans modification.

Cette accusation de saccager un espace de détente ne pouvait cependant rester sans réponse. Deux mois plus tard, toujours fidèle à la municipalité, et désireuse de présenter les travaux sous un jour positif, la presse quotidienne régionale a salué, sans recul critique, la construction d'une grande table (collective !) de pique-nique fixe sous les pins parasols.

La pétition lancée en avril 2017 contre le bétonnage du littoral n'a pas été écoutée par le maire (capture d'écran du site)

Dès lors, il devenait pourtant impossible aux Nazairiens de choisir librement leur emplacement de pique-nique personnel sous la pinède, comme de se soustraire à de nombreux voisins potentiels de tablée... L’idéologie municipale à l’oeuvre filtrait sous cette nouvelle construction.

La place du Commando, nouvelle formule, avait déjà pris sa forme de grande esplanade bétonnée, et l'ajout de brumisateurs ne pouvait empêcher de regretter les arbres qui, jadis, permettaient une fraîcheur naturelle en même temps que le repos du regard sur un paysage verdoyant donc plus humain.


Délinquance, ensablement - mais tout va bien !

Les projets ambitieux de la municipalité se sont d'ailleurs heurtés, à l'été 2017, à une autre réalité : l'insécurité croissante qui ronge la ville de Saint-Nazaire et les actes toujours plus visibles de délinquance et de criminalité. Quelques semaines à peine après leur installation, les "parasols solaires" installés sur la plage devant la place, prévus pour permettre aux touristes comme aux habitants de recharger leurs appareils électroniques portables, ont été saccagés... et retirés pour être réparés.

Les travaux ont repris à la rentrée, avec l'annonce de la commercialisation de la place, c'est-à-dire la signature de contrats pour l'exploitation des établissements de restauration prévus.

Un autre problème est survenu durant le deuxième semestre 2017 : l'ensablement des marches menant de la place à la plage, et celui de la place elle-même. Or, avant les grands travaux menés à marche forcée depuis plus de 10 ans, le front de mer était longé par un muret en pierre, suffisamment bas pour permettre de s'y asseoir librement, et suffisamment haut pour empêcher l'ensablement du chemin bordé d'arbres que fréquentaient les promeneurs et les habitants du quartier. L'ouverture sur la mer voulue par l'équipe municipale a mis au rebut cette protection, et imposé la recherche de solutions nouvelles (barrière anti-sable, voir ci-contre) ; solutions nouvelles à un problème… créé de toutes pièces par la municipalité !

Une barrière anti-sable composée d'un filet et de pieux en bois a été testée par la municipalité en novembre 2017 (photo : Ouest-France)

En janvier 2018, la presse quotidienne régionale tirait pourtant un bilan positif des travaux et titrait sur « Cette place du Commando tant attendue ». Les problèmes et les contestations n'étaient mentionnés que succinctement. La destruction du lieu de mémoire, la mise au rencart de l'Histoire ne faisaient pas une ligne. Par un autre article de ladite presse quotidienne régionale, en septembre 2018, il paraîtrait même que cette place n’était auparavant… qu’un parking peu engageant !

Les huîtres iodées (de l’un des bars…) et les parasols à clef USB sont manifestement plus rentables financièrement que le souvenir des commandos britanniques !

Page précédente (II. Les commémorations sur l’ancienne place du Commando), voir ICI
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